Bien que cette limite n’ait pas encore été franchie, la limite planétaire de l’acidification des océans représente une menace croissante : son niveau a déjà augmenté de 30 % en deux siècles, affectant profondément les équilibres marins.
Dans cet article, Laurent Bopp, directeur adjoint de l’IPSL-Institut Pierre-Simon Laplace et membre de l’Académie des sciences partage son expertise. Spécialiste du climat et de l’océan, il travaille notamment sur l’acidification des océans et sur les impacts du changement climatique sur les écosystèmes océaniques. Il a également contribué à la rédaction du sixième rapport du GIEC, publié en 2022. Cet article, structuré autour de cinq questions clés, éclaire le rôle central de l’océan dans la régulation du climat, les enjeux écologiques et économiques liés aux pressions qu’il subit, ainsi que les pistes concrètes pour mieux le protéger.
1. Quel rôle joue l’océan dans la régulation du climat mondial ?
L’océan est un élément central du système climatique. Bien que l’on parle souvent des océans au pluriel, Laurent Bopp préfère employer le singulier, car « les différents bassins océaniques, Atlantique, Pacifique, Indien, et puis l’océan Austral, sont tous connectés ». C’est donc l’océan, au sens global, qui régule le climat.
Cet immense réservoir stocke une très grande quantité d’énergie et de carbone, qu’il échange avec l’atmosphère. L’océan absorbe ainsi une très grande partie de l’énergie générée par l’effet de serre additionnel (c’est-à-dire l’accumulation de chaleur) qu’on trouve dans le système climatique terrestre, plus de 90 %, et il joue donc un rôle tampon contre le réchauffement global. L’océan absorbe aussi près de 25 % de nos émissions de dioxyde de carbone. En ce sens, il ralentit l’accélération du changement climatique.
2. Quels sont les effets de l’acidification de l’océan et quelles en sont les causes ?
L’acidification de l’océan est un phénomène directement lié à l’augmentation du CO₂ atmosphérique. Le CO₂ pénètre dans l’océan au niveau de l’interface air-mer, car le CO₂ augmente plus vite dans l’atmosphère que dans la surface de l’océan , ce qui crée un déséquilibre chimique que la nature essaye de compenser en faisant entrer plus de CO₂ dans l’eau. Ce CO₂ dissous se combine avec l’eau pour former de l’acide carbonique, un acide faible qui, en se dissociant, libère des ions H⁺, abaissant ainsi le pH de l’océan.
« Un océan qui absorbe du CO₂, c’est un océan qui s’acidifie », résume Laurent Bopp. Plus le CO₂ atmosphérique augmente, plus l’acidification progresse. Le processus est déjà bien avancé : « La concentration en ions H⁺ (protons), a déjà augmenté de 30 % et on s’attend à une augmentation encore plus importante dans les décennies à venir. »
3. Quelles sont les conséquences écologiques et économiques de l’acidification des océans ?
Cette acidification modifie profondément la chimie de l’eau de mer, ce qui a des effets majeurs sur les écosystèmes. Les plus touchés sont les organismes calcifiants, c’est-à-dire ceux qui fabriquent des coquilles en carbonate de calcium : moules, huîtres, coraux, mais aussi certaines espèces de plancton. « Dans un océan plus acide, il est beaucoup plus difficile de calcifier », explique le chercheur.

Acropora corallienne de type table, blanchie. Lessivage et mortalité des coraux causés par l’échauffement excessif de l’eau de mer, conséquence directe du changement climatique. Coraux observés en mer Rouge, à Safaga, Égypte. Photo : Andriy Nekrasov (2023)
Ce déséquilibre se propage dans la chaîne alimentaire. En affectant le phytoplancton qui est le premier maillon du réseau trophique (des chaînes alimentaires) dans l’océan, c’est l’ensemble des ressources halieutiques qui peut être compromis. Les poissons que nous consommons en dépendent directement.
Par ailleurs, les récifs coralliens, eux aussi très sensibles à l’acidification, rendent de multiples services écosystémiques. Ils sont essentiels au tourisme, mais aussi à la protection côtière : ils protègent nos côtes de la submersion côtière des grands cyclones tropicaux. Une dégradation des récifs pourrait donc fragiliser les populations côtières et l’économie bleue.
Enfin, ce phénomène s’imbrique avec d’autres limites planétaires, comme celles liées aux cycles de l’azote et du phosphore. Ces nutriments, issus notamment des engrais, peuvent provoquer des proliférations d’algues et des zones mortes en privant les eaux côtières d’oxygène.
4. Quelles stratégies de restauration et d’adaptation sont envisagées pour protéger les écosystèmes marins ?
Les scientifiques explorent plusieurs pistes pour tenter de régénérer les écosystèmes marins, malgré la complexité de leur fonctionnement. Des espèces de coraux plus résistantes à la chaleur ont été identifiées, notamment en mer Rouge. Cela a conduit à envisager leur transplantation dans d’autres régions plus affaiblies, pour renforcer les récifs affaiblis.

Structure de restauration de coraux sous-marins, où des coraux sains et colorés sont fixés à des cadres métalliques immergés. Photo : Mbarmawi (2025)
Une autre approche consiste à réduire les pressions biologiques, par exemple en retirant des prédateurs comme les étoiles de mer, qui menacent les coraux affaiblis. D’un point de vue chimique, des essais ont été menés sur de petits récifs avec l’ajout de matériel alcalin (des bases) pour neutraliser l’acidification et favoriser la calcification. Les premiers résultats indiquent une meilleure calcification des coraux dans ces conditions.
Enfin, des solutions fondées sur la nature sont également envisagées, comme la restauration de mangroves, qui contribuent à la résilience des littoraux en protégeant les populations humaines face aux événements extrêmes.
Pour plus d’informations sur l’adaptation au changement climatique, découvrez notre article : AXA Climate et le Parc national des Calanques s’allient pour coconstruire un plan d’adaptation au changement climatique
5. Comment les individus, les entreprises et la recherche scientifique peuvent-ils contribuer à préserver l’océan ?
La priorité est claire : réduire les émissions de CO₂, qui sont à la fois à l’origine du changement climatique et de l’acidification des océans. « On en est tous responsables, mais à différents degrés évidemment », souligne Laurent Bopp. Il insiste sur la nécessité d’agir à tous les niveaux, individuels, collectifs, régionaux et nationaux.
Cela passe par des actions concrètes sur les modes de transport, l’alimentation, le chauffage, ou encore le logement. Pour identifier les efforts à faire : c’est un bilan carbone à l’échelle individuelle et à l’échelle collective.
D’autres menaces, comme les pollutions plastiques et chimiques, doivent également être traitées à la source. « Une part importante du plastique qu’on utilise aujourd’hui finit dans l’océan », rappelle-t-il, ce qui appelle à revoir nos habitudes de consommation et nos choix d’emballage.
Les entreprises ont également une responsabilité : elles peuvent évaluer leurs propres émissions, réduire l’usage de plastiques ou de produits chimiques, et revoir leur fonctionnement. Certaines le font déjà, mais elles doivent aussi travailler mieux et plus avec les scientifiques et adapter leurs stratégies.
Enfin, la science a un rôle fondamental à jouer dans l’évaluation des solutions proposées. Les chercheurs s’intéressent aujourd’hui aux effets potentiels d’interventions comme l’alcalinisation ou la fertilisation de l’océan, tout en restant vigilants face aux conséquences écologiques encore mal connues. Car, comme le souligne Laurent Bopp, « en voulant corriger ce grand problème qu’est le changement climatique, il ne faut pas perturber les écosystèmes avec des conséquences aujourd’hui encore inconnues ».
Écoutez le podcast et découvrez l’interview dans son intégralité :
Weekly Dose of Science – Limite planétaire : acidification des océans
Climatologue et océanographe, directeur adjoint de l’IPSL-Institut Pierre-Simon Laplace et membre de l’Académie des sciences, Laurent Bopp travaille sur le cycle du carbone dans l’océan et s’intéresse en particulier à l’évolution du puits de carbone océanique. Il étudie également l’acidification de l’océan et les impacts du changement climatique sur les écosystèmes marins. Il est auteur ou co-auteur de plus de 200 publications scientifiques dans des revues internationales et a participé comme auteur principal aux 5e et 6e rapports d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec). Il a obtenu le prix des Sciences de la mer de l’Académie des sciences et est membre de l’Academia Europaea.